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Chroniques
Maria Husmann et András Keller
György Kurtág | Kafka-Fragmente
« Il faut réinventer en quelque sorte la façon de faire de la musique, assure György Kurtág, tout comme l’enfant qui expérimente et persiste dans l’expérimentation, parce qu’il a une idée très précise de ce qu’il veut », trouvant « important de [s]e débarrasser de tout ce qui est peu essentiel ».
Parce qu’il fut découvert tardivement dans notre pays, on peine parfois à réaliser que le compositeur est né au milieu des années vingt, de quelques mois seulement le cadet de Pierre Boulez. Évoluant dans un régime communiste qui musèle les voix de l’Ouest, impressionné par les modèles que sont pour lui Bartók et Webern, il compose d’abord très peu. Un séjour parisien (1957-58) va libérer sa créativité, notamment grâce à la fréquentation des concerts du Domaine Musical et à la rencontre de la psychologue Marianne Stein qui l’encourage à l’exploration de formes courtes. Créé le 25 avril 1987 et présenté aujourd’hui dans un cycle Musiques de l’invisible et du silence, Kafka-Fragmente Op.24 lui est dédié, à l’instar de son Opus 1. Mis bout à bout, ces fragments du journal et de la correspondance du Praguois étayent une partition de soixante-dix minutes, livrée sans temps mort – bien qu’avec des pauses marquées entre ses quatre parties – par deux interprètes qui fréquentent l’œuvre depuis bientôt quinze ans.
Dès le premier morceau, on s’attache au soprano Maria Husmann : le chant est clair et droit, relevant une présence évidente associée à une remarquable intelligence du texte. Au gré des climats successifs, ses qualités vocales – des aigus agiles, de la couleur et de l’impact (Wenn er mich immer frägt, dont elle fait claquer le dernier mot) – ainsi que dramatiques se dessinent avec plus de précision : une expressivité aigue et investie (l’épuisement sur le second Ruhelos), la hargne et la vigueur (Stolz), une mélancolie extatique (Einmal brach ich mir das Bein) ou source d’un regard vide (Umpanzert), la férocité (Nein successifs et révoltés suivant Nichts dergleichen), l’abattement (Der Coitus als Bestrafung), l’apaisement et l’épanouissement (So fest), l’apitoiement digne (Aus einem alten Notizbuch), une solennelle dérision (Leoparden), etc.
Proche de la chanteuse, le violon d’András Keller participe activement à l’élaboration d’ambiances, comme avec ce balancement d’une note à l’autre qui annonce les marcheurs de Die Guten gehn im gleichen Schritt, une sinuosité qui accompagne une voix distillant chaque mot dans une tension nourrie (Der wahre Weg), des pizzicati aphoristiques (Es zupfte mich jemand am Kleid), cette nausée voluptueuse (Zu spät, 22. Oktober 1913) ou encore une touche folklorique illustrant Szene in der Elektrischen qui voit l’utilisation d’un deuxième instrument faisant écho au duo décrit par Kafka et se moque des idées reçues sur le violon tsigane.
LB